Nuire à la bêtise!

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Ces mots sont restés gravés dans ma mémoire depuis le jour où j'ai dû les décortiquer pendant une colle de philosophie en hypokhâgne...Je remercie donc cette chère Madame P., masse bougonnante aux improbables Nike rouges, pleine d'intelligence et ne sachant pas la partager, d'avoir eu l'ironie de faire réfléchir l'une de ses écervelées d'élèves sur ces paroles si simples, et si percutantes.

Je la remercie surtout de m'avoir fait sentir, en m'expliquant ce que je n'avais pas compris après vingt minutes d'un exposé qui dut être atrocement frustrant et désespérant, cette illumination intérieure qui naît lorsque l'on découvre une vérité nouvelle sur soi, sur les autres, sur le monde.

Rien ne m'enthousiasme plus que ces moments où l'on vient nuire à ma bêtise en amoindrissant mon ignorance.

Nuire à la bêtise, parce qu'elle est l'une des "sources principales du mal" et qu'elle conduit à des "instincts de troupeau", cela devrait être l'une des préoccupations majeures de tous ceux qui possèdent un tant soit peu d'influence dans ce monde, mais ce n'est manifestement pas toujours le cas.

Il semble que pour être écouté, il faille choquer. De nos jours malheureusement, il ne s'agit guère d'un choc salvateur et réel, comme lorsque Nietzsche prend son lecteur au dépourvu en lui montrant la valeur de l'égoïsme. Le choc le plus souvent utilisé aujourd'hui, c'est celui qui va dans le sens de la bêtise et non de la vérité par le questionnement.

Déjà Socrate se faisait provocateur, en se montrant plus savant que les autres par la reconnaissance de sa propre ignorance; Rabelais était un moine défroqué au XVIème siècle, Baudelaire a chanté les amours lesbiennes de Delphine et Hippolyte...L'importance du scandale n'est pas une nouveauté; en revanche elle paraît sans doute accentuée dans un mondre où tout quidam peut régner, pour un temps, sur une toile qui peut électriser l'esprit de millions de gens. Tant de voix qui s'expriment, tant de visages qui luttent pour être regardés...sans doute pour assouvir leur soif d'exister?

Quel autre motif peut pousser des gens à se mettre en scène en train de maltraiter l'un de leurs alter ego? Il ne s'agit plus de choquer dans le but de transmettre un message, mais de heurter parce que l'on n'a rien à dire.

Et même si j'espère me tromper, car j'aimerais le croire meilleur que cela, c'est aussi l'impression que me fait ce clown triste au sourire froid dont on a récemment censuré les spectacles. Je ne vois pas d'autre volonté, derrière ses discours, que celle de survivre sans inspiration, puisque ses propos ne sont ni drôles ni touchants, et encore moins novateurs. Mais comme toujours, il fait partie des gens que j'aimerais le plus rencontrer, pour le découvrir dans toute la sincérité de sa pensée, et comprendre comment on peut en arriver là ou bien, sait-on jamais, pour qu'il me démontre que je suis passée à côté de quelque chose et qu'il n'est qu'un humouriste incompris (cela me semble toutefois peu probable).

Heureusement, certains savent encore provoquer tout en restant élégants et drôles, et surtout bienveillants, car là se trouve la clé de l'humour qui porte vers le haut même quand il plonge dans la noirceur.

La poignée d'esprits brillants, tous domaines confondus, ne se noie pas encore dans la foule des voix imbéciles, mais rares sont ceux qui semblent véritablement être en mesure de nuire à la bêtise, en alliant provocation et séduction pour faire entendre une pensée personnelle (égoïste!) et lumineuse.

Certainement la réprobation de l’égoïsme, croyance prêchée avec tant d’opiniâtreté et de conviction, a en somme nui à l’égoïsme (au bénéfice des instincts de troupeau, comme je le répéterai mille fois !) surtout par le fait qu’elle lui a enlevé la bonne conscience, enseignant à chercher dans l’égoïsme la véritable source de tous les maux. « La recherche de ton propre intérêt est le malheur de ta vie » — voilà ce qui fut prêché pendant des milliers d’années : cela fit beaucoup de mal à l’égoïsme et lui prit beaucoup d’esprit, beaucoup de sérénité, beaucoup d’ingéniosité, beaucoup de beauté, il fut abêti, enlaidi, envenimé ! — L’antiquité philosophique enseigna par contre une autre source principale du mal : depuis Socrate les penseurs ne se sont pas fatigués à prêcher : « Votre étourderie et votre bêtise, la douceur de votre vie régulière, votre subordination à l’opinion du voisin, voilà les raisons qui vous empêchent si souvent d’arriver au bonheur, — nous autres penseurs nous sommes les plus heureux parce que nous sommes des penseurs. » Ne décidons pas ici si ce sermon contre la bêtise a de meilleures raisons en sa faveur que cet autre sermon contre l’égoïsme ; une seule chose est certaine, c’est qu’il a enlevé à la bêtise sa bonne conscience: - ces philosophes ont nui à la bêtise.

Freidrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1901)

Friedrich Nietzsche

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Publié dans La question du mal

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