L'esprit et la réalité

Publié le par Clémence Lorient

Self-delusion: the act of allowing yourself to believe something that is not true.

Le mot "auto-illusion" n'existe pas en français, la traduction la plus proche serait l'aveuglement, mais l'idée contenue dans le mot anglais me semble bien plus intéressante.

Quelqu'un qui s'aveugle, c'est avant tout quelqu'un qui ferme les yeux sur ce qu'il ne veut pas voir. Mais se créer ses propres illusions, se raconter des histoires pour ne pas voir une réalité dérangeante ou insupportable, c'est ce qui me semble être à l'origine de bien des horreurs.

J'ai regardé l'autre jour Mea maxima culpa: Silence in the house of God, un documentaire sur l'un des premiers scandales de prêtre pédophile aux Etats-Unis.

Je suis souvent fatiguée d'entendre des commentaires insultants sur l'Eglise Catholique, ou des plaisanteries sous-entendant que tous les prêtres sont des pédophiles. Ce sont toujours les même polémiques qui reviennent, et le plus fréquemment la discussion tombe dans les stéréotypes: des réflexions faciles et politiquement correctes, sans aucun recul ni nuance. Et finalement, je crois que tant de "catho bashing", au lieu de pointer intelligemment du doigt ce qui ne va pas dans l'Eglise, pour changer les choses, obtient l'effet inverse: les croyants se bouchent les oreilles et relèguent ces problèmes aux oubliettes en se pensant agressés et incompris. C'est peu ou prou le même phénomène que l'on observe dans l'islam: plus on parle du hijab, et plus les musulmans refusent d'y réfléchir davantage, fatigués d'être perçus comme des arriérés. 

Mais je digresse, il me faut revenir à mon sujet de départ: le mécanisme de la self-delusion. J'ai regardé ce documentaire et il m'a bien plus fait réfléchir sur le problème de la pédophilie chez les prêtres que tout ce que j'ai pu entendre auparavant. Mais ce qui m'a le plus interpellée, et cela dépasse le domaine de l'Eglise, c'est le moment où l'on nous donne les explications de Lawrence Murphy à propos des attouchements qu'il commettait sur les jeunes enfants sourds: il s'agissait pour lui de les délivrer de leurs désirs sexuels, notamment envers les autres garçons. Il percevait cela comme faisant partie de sa mission de prêtre. 

Lawrence Murphy s'était donc inventé une histoire pour se permettre de satisfaire ses penchants pervers. Cela n'enlève rien de l'horreur de ses actes, et ses victimes le décrivent bien comme un prédateur sexuel, choisissant des garçons vulnérables non seulement de par leur surdité, mais surtout à cause de leur contexte familial. Néanmoins, cela montre comment un irrépressible désir peut venir distordre la réalité dans l'esprit de quelqu'un. Un autre exemple de pédophilie dans des conditions similaires - et sans doute encore plus abominables - est celui de l'Ecole en bateau, raconté dans un autre documentaire particulièrement poignant.

Léonid Kameneff, même devant les juges, n'a jamais reconnu qu'il était un monstre. Il est resté persuadé jusqu'au bout qu'il n'a pas abusé sexuellement et détruit psychologiquement tous ces enfants, mais qu'il n'a fait que participer à leur éducation. La différence entre enfant et adulte a même été complètement abolie dans son esprit malade, facilitant encore davantage la self delusion. Cette obstination dans une idéologie démente doit être terrible pour ses victimes...C'est comme nier leur souffrance, voire leur existence en tant que personnes, puisque leur point de vue ne semble pas compter.

Autour de ces deux monstres, il y a tous ceux qui ont fermé les yeux, tous ceux qui n'ont rien fait. Quelles histoires se sont-ils raconté? Quelles histoires se racontent-ils encore, peut-être? 

Rembert Weakland, l'archevêque de Milwaukee pendant l'affaire Lawrence Murphy, a écrit un livre des années après le drame, où il explique qu'à cette époque il n'avait pas conscience que l'abus sexuel de mineurs était un crime (mais seulement un acte moralement condamnable), et qu'il s'était laissé convaincre que les enfants s'en remettraient ou même ne s'en souviendraient pas. 

Il est bien difficile de comprendre comment on peut (ou on a pu) penser ainsi quand on a grandi comme moi dans les années 80, années qui ont vu naître le terme même de pédophilie, et la Convention internationale des droits de l'enfant. Il est vrai qu'avant tous ces scandales d'abus sexuels sur mineurs, on ne parlait certainement pas de la même manière de la pédophilie (ou de l'éphébophilie, pour les adolescents). En fait, on n'en parlait sans doute que très peu. Et pour ce qui est de L'Ecole en bateau, 1968 était passée par là, avec de grands intellectuels affirmant qu'il fallait considérer l'enfant comme un adulte, reconnaître son désir, etc. Mais j'ai tout de même beaucoup de mal à croire que l'on n'ait pu ignorer que toute pratique sexuelle impliquant un mineur est un crime inscrit dans la loi. 

D'après mes recherches, les premiers articles commençant tout juste à évoquer le sujet en France datent du Code pénal de 1791:

Article 29 : Le viol sera puni de six années de fers.

Article 30 : La peine portée en l'article précédent sera de douze années de fers, lorsqu'il aura été commis dans la personne d'une fille âgée de moins de quatorze ans accomplis, ou lorsque le coupable aura été aidé dans son crime, par la violence et les efforts d'un ou de plusieurs complices.

Code Pénal de 1791

Par la suite, la loi évolue et c'est véritablement à partir de 1832 qu'elle se rapproche de celle d'aujourd'hui: 

Code pénal de 1810:

Article 331 : Quiconque aura commis le crime de viol, ou sera coupable de tout autre attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de la réclusion.

Article 332 : Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.



Code pénal de 1832:

Article 331 : Tout attentat à la pudeur, tenté ou consommé sans violence sur la personne d'un enfant de l'un ou de l'autre sexe, âgé de moins de onze ans, sera puni de la réclusion.

Article 332 : Quiconque aura commis le crime de viol sera puni des travaux forcés à temps.

Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira le maximum de la peine des travaux forcés à temps.

Quiconque aura commis un attentat à la pudeur, consommé ou tenté avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre sexe, sera puni de réclusion.

Si le crime a été commis sur la personne d'un enfant au-dessous de l'âge de quinze ans accomplis, le coupable subira la peine des travaux forcés à temps.

Article 333 : Si les coupables sont les ascendants de la personne sur laquelle a été commis l'attentat, s'ils sont de la classe de ceux qui ont autorité sur elle, s'ils sont ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou serviteurs à gages des personnes ci-dessus désignées, s'ils sont fonctionnaires ou ministres d'un culte, ou si le coupable , quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par une ou plusieurs personnes, la peine sera celle des travaux forces à temps, dans le cas prévu par l'article 331, et des travaux forcés à perpétuité, dans les cas prévus par l'article précédent.

Code Pénal de 1810 et de 1832

L'article 333 montre même que la faute est aggravée lorsque le coupable a un ascendant sur sa victime, en tant qu'instituteur ou prêtre...

J'imagine que dans l'Amérique naissante, des lois similaires n'ont pas tardé à paraître également. Rembert Weakland les ignorait-il vraiment? Ou bien son esprit a-t-il préféré les oublier? 

Bien sûr, jusqu'aux années 80 le sujet est certainement resté tabou malgré son inscription dans la loi. C'était avant tout la bonne morale, plus que le bien-être de l'enfant, dont on se souciait, et les jeunes victimes avaient bien du mal à se faire entendre. Les parents accordaient peu d'importance à leurs paroles, avaient peu conscience de leur vie psychique; de leur côtés, les enfants pouvaient difficilement s'exprimer sur un sujet dont on ne parlait jamais en famille (la sexualité), ils avaient peur de ne pas être crus, d'être punis, etc. 

Mais dans le Compte Général de 1825 rapportant au roi l'état judiciaire du pays à travers des chiffres, on décompte tout de même 95 viols ou attentats à la pudeur commis sur des mineurs de moins de quinze ans. Dans les années 1960, il est possible qu'il n'y ait pas eu beaucoup plus de plaintes et de procès; néanmoins, il y en a certainement eu suffisamment pour que chacun sache qu'un abus sexuel sur mineur n'était pas seulement "a moral evil", mais un crime puni par la loi. 

Quoiqu'il en soit, l'entourage des victimes, ou ceux qui étaient censés les protéger, se sont apparemment raconté longtemps des histoires pour sauver les apparences ou soulager leur conscience. Heureusement, maintenant on ne ferme plus les yeux sur ce genre d'abomination, ou du moins les institutions telles que l'école, la police ou la justice ne le font plus. On tombe alors parfois dans l'excès inverse: à trop vouloir protéger les enfants, on accuse à tort les adultes: chacun se souvient de l'affaire d'Outreau. Certains thérapeutes en viennent même à persuader leur patients, après des séances d'hypnose par exemple, qu'ils ont subi un inceste ou un nombre incroyable d'abus sexuels: c'est le problème des faux souvenirs induits qui devient une autre distorsion de la réalité, cette fois différente de la self-delusion. On trouve ainsi de nombreux témoignages de personnes revenant sur leurs accusations et racontant comment celles-ci ont pu détruire leur famille.

Toutes ces affaires montrent à quel point l'esprit peut arranger la réalité selon ce qu'il a besoin de croire, à quel point il peut la reconstruire sous l'influence d'autrui, ou même à quel point il peut être difficile de déceler ce qui est réel à travers le chaos de multiples points de vue, de pressions sociales, et d'hypothèses erronnées. 

La distorsion de la réalité semble avoir plusieurs degrés: il peut s'agir d'un collègue persuadé d'être drôle alors que tout le monde essaie de lui dire qu'il est pesant et maladroit - et parfois on devient sans pitié avec ce genre de personnage qui semble avoir du mal à décrypter les signaux polis; cela peut aussi concerner les parents cherchant à éduquer leurs enfants selon une idéologie rigide et aveugle, comme dans Le Ruban blanc; évidemment les psychoses telles que la paranoïa ou les phobies proviennent aussi d'une transformation de la réalité; le dernier degré pourrait être celui des dictateurs responsables de millions de morts, car leur mégalomanie mêlée d'idéologie les rend suffisamment convaincants pour attirer dans leur distorsion de la réalité toute une communauté. 

Ce sujet me semble tellement riche que j'ai bien du mal à structurer mon propos, et surtout à le conclure. Mais je dirais tout de même pour terminer que ce qui me semble absolument fascinant, et en même temps effrayant, c'est la fragilité de l'esprit humain face au réel et au vrai, et en même temps son étrange pouvoir qui lui permet de les remplacer par des mensonges. 

Publié dans La question du mal

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C
Oui ça fait un moment que j'aimerais lire ce livre! D'ailleurs il a été adapté au cinéma, mais je ne sais pas ce que ça vaut. <br /> En faisant quelques recherches je suis aussi tombée sur l'histoire de Virginie Madeira: http://www.la-cause-des-hommes.com/spip.php?article60 <br /> Heureusement là il y a un happy ending, mais bon son père a quand même fait six ans de prison à cause du mensonge de son adolescente en recherche d'attention...Et pour le coup l'engrenage dans le mensonge a surtout été causé par tous ceux qui ont voulu (trop) protéger Virginie: directrice du lycée, policiers, avocats, médecins...Mais on peut les comprendre aussi, car je pense qu'ils croyaient faire bien leur boulot! C'est parfois difficile de déceler le vrai du faux dans ce genre d'affaire.
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F
Plus ou moins sur le même thème, j'ai lu récemment &quot;L'adversaire&quot; d'Emmanuel Carrère. Le livre relate un fait divers réel, un homme qui a fait croire pendant 20 ans à son entourage qu'il était médecin, travaillant pour l'OMS et l'INSERM, alors qu'en réalité il vivait de divers escroqueries, et passait le plus clair de son temps à se promener seul dans les forêts du Jura ou à bouquiner sur des aires d'autoroutes. Sur le point d'être découvert, il a assassiné sa femme, ses enfants, et ses deux parents... Ce qui est intéressant, c'est qu'il n'est pas un psychopathe, mais une personne &quot;normale&quot; qui a été pris dans un engrenage à partir du moment où il a faussement prétendu être reçu en 3e année de médecine. C'est quand même quelqu'un de particulièrement faible, anxieux et lâche, doté d'une très grande propension à la fuite en avant, mais on arrive tout de même assez bien à s'y identifier (ce qui est terrible).
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