Diane

Publié le par Clémence Lorient

Elle passa ses doigts fins sur l'écorce sombre et craquelée. L'intérieur était rouge comme si la chair du pin était à vif. Un arbre si solide, si grand, et qui semblait pourtant si vulnérable... Elle aimait ces élégants résineux qui s'élevaient au fond du parc. Ils avaient été depuis de longues années les compagnons de ses moments de tristesse silencieuse. Elle s'appuyait contre l'un deux, regardait les collines qui descendaient vers la mer, et laissait les larmes couler, emportant ce qui existait encore en elle de frustration et de révolte. Elle pensait alors à ces femmes des siècles passées, que l'on voyait autrefois le front appuyé contre la fenêtre, comme si tout leur être n'aspirait qu'à fendre la vitre pour enfin pouvoir respirer la liberté. Passait alors parfois un homme, qui levait son regard pour le poser sur ce visage blanc et flou, avant qu'un rideau de dentelle ne vienne vite le cacher. Et c'était parfois le début d'un roman...ou d'un soupir.

Si Diane avait pu continuer à vivre en ville, elle aurait pu appuyer son front à la fenêtre et regarder la vie au dehors, et rêver, comme les femmes des siècles passées. Mais son mari avait choisi de faire construire une grande maison au milieu d'un vaste terrain, dans la campagne guérandaise. C'est vrai, c'était beau, en haut de cette colline. Il y avait le potager avec ses cognassiers, la pelouse et les pommiers, les grandes allées pour se promener, et surtout ces magnifiques conifères, comme des âmes aux couleurs grises, vertes et bleues, qui n'étaient là que pour écouter. Diane aimait ces verdures, même si elle y reconnaissait toujours davantage des endroits qui avaient recueilli ses souffrances. Elle ne pouvait d'ailleurs pas s'empêcher de s'y sentir prisonnière. La maison, surtout, lui faisait l'impression d'avoir été construite pour l'enfermer, avec son toit d'ardoises qui se chevauchaient presque jusqu'à terre. De grands volets épais venaient fermer les portes-fenêtres, et dans la cuisine, où elle devait pourtant s'affairer chaque jour, de solides barreaux blancs clôturaient la vue. Alors pour se retrouver, Diane préfèrait la lisière du parc à sa chambre de blanc et de lin.

Elle serra contre son cou le cardigan brun qu'elle avait posé sur ses épaules, frissonnant à la brise d'octobre qui venait souffler jusqu'à elle. Les journées étaient encore belles, mais elles devenaient fraîches. Elle regarda la lumière du soir dorer les collines en pensant à tous les souhaits qu'elle ne réaliserait jamais. Elle aurait aimé, par exemple, partir en Sardaigne ou en Corse, voir les montagnes arrogantes poser leur pied gracieux dans les flots bleus, sentir le soleil brûler sa peau et déguster du poisson grillé au milieu de voix fortes et gaies. Vivre un jour la chaleur et l'insouciance, rire, et courir, et crier. Mais elle savait que ce rêve n'était plus véritablement de son âge. Elle aurait aimé alors partir voir ses fils, apprendre à connaître leurs épouses, leur donner des conseils qu'elles ne suivraient pas, et surtout prendre dans ses bras tous ces petits-enfants qu'elle ne verrait pas grandir....car son mari ne voulait pas les recevoir, et elle sentait la fatigue l'écraser de plus en plus. Elle aurait aimé avoir la force et l'aplomb de donner tout l'amour qu'elle avait encore en elle à ses enfants, malgré les mésententes, malgré le terrible ascendant que son mari avait sur elle, et malgré sa propre incapacité à exprimer ses sentiments.

Diane avait toujours été une femme discrète, presque effacée. Quand elle avait rencontré Georges, au milieu d'un groupe d'amis communs, elle avait été comme fascinée par ce jeune homme éloquent qui savait exprimer ses idées comme si elles s'imposaient avec évidence, glissant parfois une plaisanterie, ou un compliment, et la regardant avec un sourire qui semblait contenir de profondes pensées. Elle qui avait toujours douté d'elle-même et de ce qu'elle pensait, malgré toutes ses lectures, sa sensibilité et sa capacité à observer, elle l'écoutait en se demandant d'où lui venait toute cette assurance. Peut-être avait-il déjà trouvé les vérités qu'elle cherchait tant? Elle se sentait attirée par ce qui lui semblait être l'opposé d'elle-même. Georges, de son côté, se fit de plus en plus attentionné. Il semblait la regarder comme si elle était d'une beauté unique et inégalable. Ils commencèrent à se fréquenter, à se promener ensemble, et Diane aimait sa compagnie car elle pouvait se réfugier dans le plaisir d'écouter, tandis que lui savait lui raconter les histoires les plus amusantes. Ils s'asseyaient sur un banc et il lui disait qu'il avait regardé en marchant la délicatesse de sa nuque sous son chignon de cheveux noirs, et que sans doute il n'y avait rien de plus gracieux au monde; Diane baissait les yeux en souriant sans savoir si elle devait y croire. Quand enfin ils se marièrent, Diane avait déjà pu sentir vaguement que tout ce qu'elle aimait chez Georges prenait racine dans une terrible monstruosité, mais elle se sentait tellement aimée, amoureuse et heureuse le plus souvent, qu'elle rejetait ces ombres loin derrière elle.

Leur voyage de noces fut étrange. Il signa pour Diane la fin d'un doux aveuglement. Elle ne pouvait pas dire que Georges avait changé, car au fond, elle n'avait jamais vécu avec lui auparavant, et elle ne connaissait pas tout de son caractère et de ses habitudes. Simplement, elle découvrait ce que c'était que de vivre avec lui au quotidien; elle apprenait à le connaître dans toutes ses névroses et ses rigidités. Celui dont elle était amoureuse restait présent: le médecin brillant qui savait la prendre sous son aile, l'homme de goût capable de choisir pour elle le plus seyant des manteaux, l'amoureux passionné pouvant la révéler à elle-même. Mais toutes ces ombres qu'elle avait tâché d'ignorer revenaient prendre leur juste place. Elle comprit alors que si Georges semblait la mettre sur un piédestal, ce n'était pas pour l'adorer telle une déesse, mais pour la couver du regard comme une superbe statue dont il se serait porté acquéreur. En tant qu'objet, sa volonté fut donc réduite à néant: Georges ne montrait pour ainsi dire aucune considération pour les pensées et les choix de sa femme, ou ce qu'elle pouvait ressentir. Il savait ce qui était bien, il possédait les réponses pour eux deux, et Diane devait acquiécer. Cela pouvait concerner aussi bien la façon de plier un drap, que l'achat d'une maison ou la coiffure qu'elle devait arborer.

La stupéfaction imposa d'abord le silence à la jeune femme réservée qu'elle était. Puis elle commença à se révolter. Elle essaya de dire non, mot si plein d'assurance qu'elle semblait l'écouter avec étonnement en le disant avec toute la force dont elle était capable. Mais quand elle tentait d'affirmer sa volonté propre, que ce soit en discutant ou en se fâchant, Georges se drapait dans un silence si terriblement hostile qu'il la ravageait. Elle comprit alors autre chose: ce qu'il aimait en elle, c'est qu'il savait parfaitement qu'il pourrait toujours la garder en son pouvoir. Car Diane, avec sa perpétuelle préoccupation d'être dans le bien et le vrai tout en doutant perpétuellement d'elle-même, était faite d'une glaise maléable qui dépendait de lui pour tenir en équilibre. Ainsi, peu à peu, elle s'écrasa entre les mains de son mari.

Autour d'elle, si certains reconnaissaient à Georges un caractère difficile, on ne pouvait guère se douter de la souffrance psychique qu'elle ressentait parfois. Après tout, son mari était un excellent pédiatre, un homme cultivé et plein d'humour, qui n'avait aucun vice apparent. Certaines femmes de son entourage devaient supporter l'alcoolisme, la tromperie, la violence physique...Diane ne pouvait pas véritablement se plaindre. Elle acceptait chez lui le meilleur comme le pire, elle en avait fait le voeu devant Dieu, et elle respectait cette parole. Elle ressentait de l'admiration pour Georges, aussi talentueux en médecine qu'en dessin, capable de créer lui-même les plans de sa maison et trouvant toujours des solutions à quelque problème que ce soit. Elle aimait jouer pour lui au piano, porter une robe qu'il trouvait particulièrement élégante et le voir amuser leur cinq enfants. Mais ce qui la torturait ne pouvait être véritablement partagé. Cette sensation de devoir regarder sa vie être menée par quelqu'un d'autre, sans savoir faire entendre sa volonté propre, elle ne pouvait en parler à personne. Et plus les années avançaient, plus son mari l'isolait de toutes les personnes auxquelles elle aurait pu se confier. Elle vit ses enfants souffrir à leur tour des névroses de Georges, qui pouvait se montrer doux et encourageant avec l'une de ses filles pour mieux dénigrer une autre, qui prônait une austérité étouffante et ne supportait aucune contradiction, et qui préféra ne plus voir ses enfants et ne pas connaître ses petits-enfants plutôt que d'accepter leurs choix de vie.

Face aux collines qui descendaient vers la mer, Diane songea qu'elle n'avait pas été seulement la prisonnière d'un homme, mais aussi d'une vie d'épouse et de mère, et surtout d'elle-même. Qu'aurait-elle pu faire? Seule une rupture lui aurait redonné le pouvoir sur sa vie, mais une femme comme elle, une mère au foyer catholique et de bonne famille, ne pouvait pas divorcer. Et puis, au fond, elle ne savait pas dire si toutes les joies n'avaient pas valu toutes les peines. Elle aurait simplement voulu, au soir de sa vie, être entourée de tous ses enfants et petits-enfants.

Johann Sebastian Bach

Publié dans Portraits, Musique

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